L’art de l’intelligence artificielle.
Rapprochements épistémologiques - Guillaume Weil
En quoi l’art concerne l’intelligence artificielle et vice-versa ? Le rapprochement étymologique des deux expressions avec le latin ars, artis, qui indique une proximité cognitive et technique, mais aussi des « procédé, ruse, manière de se conduire » (Dictionnaire des concepts philosophiques, Larousse, 2006) n’est pas forcément explicite. A y regarder de plus près, on est quand même surpris que ces deux disciplines s’attachent parallèlement à scruter le monde afin d’en restituer un objet, une œuvre ou un programme, capable de montrer le monde dans ce qu’il a de plus imprévisible et invisible. Si l’artiste privilégie les sens, les émotions, les intuitions et l’intellect, l’informaticien transforme ce qui l’entoure en une suite d’impulsions binaires. La « manière de se conduire » devient donc plus lisible : la transposition abstraite est le « procédé » commun. Le modèle est identique, leurs approches analytiques, curieuses, structurantes simultanément sont parallèles, même si la matière qui constitue leur travail, la pierre, le métal, le pigment… ou l’électricité diffère. Dans les deux cas, nous reconnaissons l’art ou l’intelligence artificielle lorsque nous percevons une simulation plus ou moins réaliste qui nous projette de façon immatérielle dans la réalité. Tel tableau du Lorrain nous évoque un Port de mer au soleil couchant, où les préoccupations humaines, passions, travail, loisirs possèdent leur temporalité propre, instants volés à un soir d’été éternellement majestueux. Concurremment, l’IA qui assure les prévisions météorologiques anticipe les comportements des uns et des autres.
Claude Gellée, dit Le Lorrain, Port de mer au soleil couchant, 1639 IA de Google, DGMR, qui calcule la probabilité de pluie localement dans les 90 minutes suivantes.L’art et l’IA sont donc trop proches pour s’ignorer. Nous pouvons constater de réelles réussites dans l’intelligence artificielle, lorsqu’un algorithme est programmé pour appréhender des situations bien définies en amont, mais en aucun cas, nous ne sommes capables de simuler actuellement la réflexion humaine, mélange de logique, d’intuition, de mémoire sélective, d’empathie sociale (ou pas), de culture… Pourtant, nous sommes nombreux à espérer parvenir à créer des systèmes informatiques qui puissent réfléchir, ou du moins en donner l’illusion. L’art résiste au temps qui passe en ce qu’il autorise cette ambiguïté intrinsèque, avec des œuvres qui cristallisent et nourrissent de pensées les objets créés. En informatique, il semblerait qu’un mur se dresse entre notre cerveau biologique et nos réseaux de neurones numériques. Nous n’avons pas encore su créer le miroir de nos pensées. Et pour cause, comme nous le verrons ultérieurement, nous nous appuyons parfois sur un ensemble de données initiales, tirées de repérages figés, sédimentés. On se fie à la puissance de calcul des machines pour faire les ponts entre des situations connues, mais que nous sommes impuissants à mettre en relation par nous-mêmes. Or, dans un miroir qui reflète les situations passées, Jean Cocteau nous rappelle avec quelles précautions nous pouvons plonger notre regard. Seul le poète peut y entrevoir ce qui va advenir, et encore ; Orphée passe à travers le miroir pour rechercher son amoureuse Eurydice dans le royaume d’Hadès, mais il va la perdre une seconde fois en voulant s’assurer qu’elle est toujours là, fidèle à son souvenir.
Jean Cocteau, Orphée, 1950 – avec Jean MaraisNos réflexes nous poussent à nous tourner vers le passé pour nous projeter vers un avenir meilleur, mais le danger de s’y enliser est inévitable, et a pour conséquence de reproduire ce que nous avons déjà vécu sans aucun changement attendu. Si, de plus, nous accordons un poids égal à chaque moment retenu, nous ne ferons plus de différences entre ce qui pourrait ou devrait disparaître et ce qui devrait être marquant.
On le constate régulièrement ces dernières années, avec un nombre non négligeable d’applications de l’IA qui défraient l’actualité à cause de dérapages, imputés aux biais de la programmation. Mais qu’est-ce que cela signifie exactement ? Nous reviendrons sur ce point, car il s’agit sans doute là non pas de fâcheuses maladresses dans la collecte des données, mais bien d’un paradigme de programmation qu’il faut interroger. Nous semblons croire que récolter un maximum de données permettra de lisser l’exactitude approximative de celles-ci. Cela reste pourtant à prouver. Le duo d’activistes américains, les Yes Men, est connu pour dénoncer, par la caricature et l’humour, les dérives d’une société accro au spectaculaire. En s’appuyant sur des événements réels et en les détournant, ils ont diffusés en 2008, une fausse édition du New York Times, édition spéciale du 4 juillet 2009, à plus de 80 000 exemplaires annonçant uniquement des bonnes nouvelles. Ce recul face aux données initiales manque cruellement lors de la collecte et la restitution des informations dans les bases de données attachées à l’IA.
New York Times, édition spéciale du 4 juillet 2009Les Yes Men, en s’appuyant sur des informations connues et vérifiées pour imaginer leur évolution quelques mois plus tard, agissent comme une IA délirante, qui recracherait des données prospectives que nous sommes capables au premier coup d’œil d’identifier comme ironiques et critiques. Pourtant, notre vigilance devant les applications dites intelligentes s’évapore trop rapidement.
Enseignant d’arts et d’informatique, je m’interroge souvent sur la façon d’appréhender le monde qui m’entoure. Avec l’émergence de l’IA et son usage généralisé, on voit de nouvelles stratégies apparaître afin de modéliser notre environnement. On invente de nouveaux algorithmes, toujours plus efficaces, plus puissants, plus rapides pour comprendre, saisir, projeter ce qui est là. Nous faisons face à un réel que nous voulons appréhender. L’artiste l’explore avec les sensations, les sons, les formes, les lignes, les couleurs, les mots, puis les réagence dans une structure nouvelle en un objet matériel ou immatériel, appelée couramment œuvre. La force de cet objet artistique provient du dialogue qu’il noue avec ce que nous connaissons et ce qu’il nous fait découvrir. Schématiquement, je ne vois pas une planche de bois ou une toile tendue, mais une peinture ; je reconnais une représentation d’un bœuf écorché, ou une série de carrés par exemple ; mais ce bœuf suspendu dans la pénombre, mais ces carrés sont bien plus que ces formes identifiables, dénotées, elles parlent d’une lumière qui résiste à la disparition de l’obscurité, la couleur, la mort connotée. L’œuvre d’art nous éclaire de son évidence mystérieuse, de ce que nous y voyons que nous ne regardions pas avant sa présence.
Rembrandt, Le Bœuf écorché, 1655 Josef Albers, Hommage au carré, 1956Si le bœuf ou le carré peuvent être identifiés à la donnée issue du réel de l’artiste, on voit bien comment celui-ci ne réduit pas celle-ci à quelque chose catégorisée, appartenant à une nomenclature.
Pour l’informaticien en quête d’IA, modéliser le monde, ou du moins sa réduction au champ de ses préoccupations, est tout aussi primordial. S’il programme un code qui lui permet de déduire par exemple un carré parmi d’autres formes, plusieurs stratégies s’offre à lui. Il pourra connaître ce qu’est un carré et programmé l’ordinateur afin que celui-ci le reconnaisse, ou bien il choisira d’ignorer toute connaissance préalable de cette figure et laissera le soin au programme de trouver des formes tout seul et de les classer. S’en suivra une analyse postérieure qui repérera le(s) carré(s) trouvé(s). Dans les deux cas, même si l’ordinateur calcule et trie parfaitement les formes, il y a un risque que le carré soit mal défini en amont ou en aval, renvoyant un résultat erroné. Pour faire simple, une IA n’aura pas la possibilité avec une telle logique de dépasser ce qu’elle connait déjà si on part de données mal renseignées. Ses résultats ne seront pas meilleurs, si on se contente d’une vision rapide a postériori (le carré ne serait-il pas finalement un cube vus sous une seule face ?). Si les rapprochements qu’elle obtient peuvent être porteurs de sens, comme par exemple ici le repérage des angles ou la régularité des formes, elle bute sur l’inconnu en ne s’autorisant qu’une synthèse, inédite parfois, de ce que nous savons déjà. Il manque cette dimension de l’art qui s’émancipe de nos certitudes pour dépasser nos habitus interprétatifs. Il nous faudrait réinjecter de la curiosité artistique dans nos données afin de ne pas les scléroser dans un monde formaté, et pas toujours dans le bon sens.
L’enjeu est donc d’ajouter une part non négligeable de données qui ne répondent plus à une lecture analytique du monde telles celles que nous retenons actuellement. Dans l’idéal, nous partirions à leur recherche avec un regard plus artistique, qui n’hésite pas à regarder volontairement à côté pour découvrir ce qui ce passe réellement sous nos yeux. Vœu pieu, si les gens qui programment ne sont formés qu’avec une culture de logique déductive, et vœu encore plus incertain si on pense qu’il suffit de saupoudrer les bases de données d’informations intuitives et non rigoureuses. Car il faut bien comprendre ce qui se joue lors de la création artistique : une quête qui ne cesse de déconstruire son modèle réel pour mieux lui faire révéler sa vérité ontologique. Cet état d’esprit n’est pas inné, il s’apprend. Il est compatible avec les sciences dures, et se renforce à son contact. Si telle couleur est définie une fois pour toute, scientifiquement, on peut aussi constater que sa perception évolue en fonction de la lumière ambiante. L’artiste Claude Monet peut alors définir le blanc comme étant bleu. Le scientifique sourira, et finira par expliquer que, oui, il y a des rapprochements inattendus et explicables qui approfondissent notre compréhension de notre monde. Quand la poésie innerve nos sens, il se pourrait bien que les données recueillies accèdent à un niveau d’analyse plus fine, plus efficiente.
Claude Monet, la Pie, 1868-69