Les machines ont-elle détrôné l'artiste ?
L’Art, une tension entre connaissance rationnelle et expérience sensible
Conférence donnée par Guillaume Weil, Professeur d'Arts plastiques du Lycée Dessaignes et artiste, lors des Rendez-vous de l'Histoire 2017 ;
le thème était Euréka.
A travers l'utilisation des technologies les plus pointues de leur époque, comment les artistes parviennent-ils à associer dimensions techniques et
esthétiques dans leurs créations ?
En regardant la Meta-matic n°6… (Introduction)
Quelle drôle d’œuvre que voilà ! Jean Tinguely nous propose une création joyeuse au premier coup d’œil mais notre sourire
a vite fait de se transformer en une moue dubitative ! Qu’est-ce que cette machine ? Une sculpture composée d’un bric-à-brac grinçant,
à la fiabilité très précaire ? Où sont les matériaux habituels de l’art, le plâtre, la pierre, le bronze ? Il n’y a que la feuille
qui nous renvoie aux supports traditionnels de l’art. Pourtant, le dessin qui est tracé n’est pas de l’artiste, mais de la Méta-matic n°6.
On y voit une trace, un beau rond tremblé qui semble ne jamais vouloir s’arrêter dans sa course infinie aux convulsions anarchiques.
Jean Tinguely s’avère être un artiste ingénieux, dont le sens du bricolage permet de rafistoler les déchets de la société de consommation.
Les machines jetées, cassées reprennent vie dans un mouvement paradoxal, puisque, comme pour le dessin de cette œuvre,
le dynamisme débouche généralement sur du bruit, souvent de la fureur, jusqu’à l’autodestruction programmée même, et une impression de frénésie stérile
qui fait du surplace.
Son invention de machine à dessiner n’est donc pas anodine. Sa machine n’a aucune conscience de ce qu’elle produit. Pourtant, elle répond très bien à l’attente
de Jean Tinguely, qui aurait très bien pu aussi réaliser directement à la main son propre cercle de lignes enchevêtrées.
Mais il a préféré créer une sculpture animée, technique. La révolution industrielle est passée par là. Depuis le XIXème siècle,
les objets technologiques se sont multipliés et ont envahi le quotidien de chacun. Avec les Trente Glorieuses, les voitures, les montres automatiques,
les appareils domestiques, lave-linge, lave-vaisselle, et autres robots ménagers sont devenus plus démocratiques. La machinerie est partout, de toutes les tailles,
à tous les prix. C’est un engrenage qui s’emballe.
Méta-matic n°6 reflète son époque. Tinguely a l’intuition qu’en fabriquant des sculptures-machines, il sera définitivement en phase avec ses contemporains.
Si le dessin répond aux attentes matérielles du monde de l’art, tous les dessins n’ont pas forcément la vocation ou la force esthétiques nécessaires
pour être reconnus. Alors, il se doit de trouver quelque chose de pertinent s’il veut dessiner. Qu’importe la figure réalisée par l’artiste,
semble nous dire Tinguely, pour être au plus près de la réalité, il convient de mettre en œuvre les moyens nécessaires qui dévoileront les ressorts de
notre rapport au monde et au regard que nous portons sur lui. Si nous ne pouvons plus nous séparer de la machine,
alors l’artiste utilisera lui-aussi la machine, quitte à en fabriquer une pour son usage particulier.
On notera d’ailleurs que chez Jean Tinguely, cette approche du réel est déterminante, puisqu’il fonde le groupe des Nouveaux Réalistes, avec entre autres Yves Klein,
Arman, et Niki de Saint Phalle. Au cœur de la pratique de ces artistes, on retrouve cette volonté de s’affranchir du métier traditionnel, qui opère un filtre
par l’automatisme des gestes acquis, au profit de la récupération et des traces, des empreintes d’objets, personnes réels.
Dans ce désir d’être au plus proche avec leur temps, un risque surgit malgré tout. Si on isole par exemple le dessin réalisé par la Méta-matic n°6 (Tinguely
semble nous y inviter, la feuille est maintenue avec une pince, la machine n’attend qu’une chose, qu’on remette du papier au fur et à mesure),
alors chaque dessin , répété à l’envie, indéfiniment, sclérose la création dans une répétitivité morbide et finalement datée : les ronds
renverront toujours au même modèle de 1959, malgré les variations minimes liées aux stylos, à la vitesse des oscillations et autre qualité de support.
Cela revient à dire qu’un grand danger guette : à force de coller à son époque, l’œuvre d’art ne tomberait-elle pas dans l’unique illustration historique ?
Telle une information publiée dans un journal, l’œuvre conservée serait très proche d’une archive à l’usage bien repéré.
On le sait bien, notre approche des œuvres d’art n’est pas celle-ci. Heureusement pour Méta-matic n°6, la connaissance et compréhension
de son contexte historique ne sont pas forcément indispensables pour l’apprécier. Le spectateur est ici confronté aussi à sa capacité de représenter un dessin.
Et cela nous parle autant qu’à nos parents et nos enfants. Voilà une émotion universelle, non datée. La machine ici nous apparaît comme un artifice
à la fois poétique et matériel, de notre créativité (plus ou moins) maîtrisée et artistique. C’est pourquoi la machine de Tinguely n’est pas un objet
comme les autres, elle dépasse le simple bricolage low-tech humoristique et continue de nous parler.
Mais la réalité est souvent toute autre. Parfois, la machine a effacé le regard de l’artiste, qui se perd dans un mode opératoire tellement complexe
qu’il devient un simple exécutant. D’autres fois, les productions, réalisées avec autant d’attention pour les technologies de leur temps,
ont nettement plus de mal à nous convaincre. Nous sommes souvent obnubilés par leur ancrage aux techniques qui ne sont plus d’actualité.
Un voile recouvre alors leur potentiel esthétique, au point que nous nous posons la question : la machine a-t-elle détrôné l’artiste ?
Diaporama de la conférence
Voici le plan de la conférence :
- L’Art, une tension entre connaissance rationnelle et expérience sensible - Platon, Pline l'Ancien
- Les machines à dessiner - Durer, Vinci, Vermeer
- L'invention de la photographie et du cinéma - Niepce, Lumière, Méliès etc.
- Les images électroniques - Paik, Cameron
- Le détournement technologique - Von Bismarck
- Le monde numérique et virtuel - Ikam, ORLAN, Kac, etc.